[ tribulations valentinesques ].

Assis là, voilà, déjà sur sa bière chaude. Son grand pull blanc, une écharpe noire. La tête baissée sur ses mains, sur le mug tiède qui fume dans une image de douceur. Le visage, le visage derrière un rideau de cheveux noirs.
Attitude mélancolique.
Dans une position languissante.
Le dos rond, les bras reposés sur la table et dans le ronronnement sourd des quelques personnes qui sont là, et qui parlent tout bas, et qui rient des fois. Joyeuse Saint Valentin, tout ça, tout ça. En avance pour le rendez-vous annuel.
Anniversaire de rencontre.
Anniversaire tout court.
Fête des gens qui s'aiment, un peu de rose dans le gris quotidien. Des petits cupidons dans le pub en guise de décoration, des petites fées qui balancent en ricanant des petits coeurs dorés sur les couples qui sont là, comme autant de pigeons agaçants de niaiserie, et qui s'embrassent sans se soucier des regards des curieux et de ceux qui font du voyeurisme.
A quoi bon.
Il souffle, il souffle tout doucement sur le petit nuage de vapeur, de vapeur qui s'échappe de sa bière. Le regard un flou d'en avoir déjà bu une. Ou deux. Ou peut être plus, enfin, c'est sans importance. Un oeil rapide sur sa montre. Il est juste un tout petit peu plus tard que seize heures. Ou peut être dix-sept. Confondus les chiffres dans le néant de son
cerveau ennivré doucement, avec un peu de chaleur, le baume au coeur, tout ça. Il ne manque, il ne manque plus qu'elle au tableau. Quand elle pousse la porte du pub, tout doucement le tintement de la cloche qui résonne entre ses tympans, lui engourdit le sens. Et son odeur depuis là qu'il reconnaît entre mille, le bruit de ses pas et quand il lève doucement les yeux, qu'il reconnaît sans surprise puisqu'il savait déjà la petite carcasse aux couleurs flamboyantes.
Il sourit avec ses yeux.
Mais son visage est immobile. Pâle. Creusé.
Bouillonnement intérieur, le palpitant qui s'accélère à l'idée du bonheur, du bonheur en intravéneuse juste pour un instant, pour un instant seulement mais pour la perfection, on ne peut pas exiger plus de temps.

"Joyeux anniversaire.", il fait tout bas, sa voix très douce à peine plus haute que le bruit de fond. "Je t'ai commandé une bière au beurre. Le serveur va te l'amener.".

A l'extérieur, ce n'est qu'un baiser sur la joue.
A l'intérieur, c'est le sang qui brûle, c'est le coeur qui implose, les tripes qui se dénouent enfin dans une tiédeur immense, tout ça qui jaillit comme d'un volcan glacé et se répand partout, dans les moindres parcelles d'intelligence jusqu'à vous faire oublier chaque notion de tout. C’est le souffle délicat sur sa peau, c’est sa bouche qui l’effleure doucement dans un petit éclat gelé, un simple bonjour mais en bien plus profond, en bien plus intense. Juste quelque chose qui porte toutes les significations du monde selon comment on le donne.

Juste un baiser sur la joue.

Et il porte doucement la tasse tiède à ses lèvres, et il boit deux longues gorgées brûlantes du breuvage doux-amer. Ses yeux crient tout le plaisir du monde mais il est là en fait, en fait il n’a pas bougé. Affalé toujours, le dos rond. Son visage cireux dans une expression morne, livide. Un vieillard. Un vieillard dans le corps d’un adolescent qui serait partiellement mort. Son esprit qui aurait vieilli et son visage sans prendre une ride qui aurait seulement fané parce que plus assez de lumière, parce que plus assez d’eau.
Ce moment là.
C’est dans les moments comme ce moment là qu’il reprend de l’éclat, que ses épines se rétractent un peu et qu’on le remarque enfin.
Soupir.
Soupir d’aise.
Sous la table ses jambes s’étendent un peu et il se redresse mécaniquement, s’étire avec langueur, les commissures presque, toutes presque tirées d’un sourire qu’on imagine, qu’on devine à l’intérieur mais qu’on a beau attendre, regarder et regarder, son visage ne se fend pas en deux, ses joues ne se gonflent pas de plaisir comme son cœur.
Et puis il y a le serveur.
Qui n’en finit pas d’être là. Qui sent même pas qu’il dérange et qui demande si on voudra la note. Et dans un regard, non Monsieur, cassez-vous de là on ne voudra pas de cette putain de note. Ou alors on vous sonnera. Ou bien on viendra. Et puis l’air de rien le bras du frère effleure l’épaule de la sœur. Dans le commun du monde ça ne veut rien dire. Ici c’est une preuve d’amour dans la plus délicate, la plus charmante des discrétions, plus forte que les baisers des gens autour, plus forte que le plus fort des mots.

Personne ne pourrait que mieux décrypter ces messages qu'Harmonie elle-même. Le serveur attend, il attend toujours. La fillette ose enfin quitter son frère du regard pour le fixer lui. De ses yeux immenses, elle le traque. Elle cherche à le gêner. Oh oui qu'il se sente de trop celui-là. Elle reste silencieuse mais elle clame pourtant dans sa tête une avalanche d'injures. Pourquoi sont-ils toujours là, ces intrus? Enfin, le serveur ose bouger, nerveusement, il gratte quelques pièces de monnaie présentes dans sa poche, léger tintement, assez désagréable à la longue. Harmonie persiste. Elle le regarde toujours, patiente. C'est lui qui lâche prise en premier, & pourtant, il attendait juste un mot des deux élèves, ce n'était pas une guerre. Il s'enfuit derrière son comptoir, Harmonie ne lui accorde pas plus d'attention. Elle reste longtemps ainsi, à fuir le regard de quiconque, comme de son frère.

Frôlement. Un seul contact de Clyde la soumet à un frissonnement. Elle ferme les paupières, une, deux, trois secondes, puis revient à la réalité. Enfin la réalité... Plutôt le monde qu'il lui a créé il y a peu, depuis qu'elle est entrée aux Trois Balais en fait. Peut-être cinq ou dix minutes se sont écoulées, peut-être juste une fraction de seconde, qu'importe, ça lui semble une éternité à chaque fois qu'elle ne le regarde pas. Pourtant elle le sent, ce parfum viril mais délicat de son frère. Même sans odeur de toute manière, sa seule présence la rassure. C'est un jeu. Elle aime le fuir pour mieux le retrouver, même si ça lui arrache le coeur à chaque fois. Là, elle ne joue pas, en fait. Elle se sent bien, elle est heureuse oui, mais elle n'a juste pas envie.

Finalement... Elle cesse. Un homme, deux tables plus loin vers la droite, les observe lui aussi. Il trouve la scène touchante, il croit à un couple, sans se douter des liens familiaux. Il sourit. Lui aussi avait peut-être vécu ça avec une belle d'un temps. Il est loin du compte, mais si ça lui permet de rêver du passé. Harmonie ne remarque toujours personne de toute manière. Ses joues commencent à geler, à rosir, toute sa peau également, elle est restée trop de temps immobile, même si son esprit, son coeur & son âme sont apaisés. Elle se permet alors un geste, un nouveau. Sa main gauche se déplace lentement vers celle de son frère pour glisser ses doigts entre les siens. Son épiderme à lui est brûlant, peut-être à cause de la tasse qu'il buvait.

Elle suffoquerait presque de ses nouvelles sensations trop euphoriques. Oh & puis, combien de temps séparerait une éventuelle prochaine rencontre du frère & de la soeur? Elle voulait à tout prix profiter de celle-là, comme de toutes les autres par ailleurs. Doucement, elle se laisse aller près de lui, réfugiant son nez dans le cou du jeune homme, respirant son odeur & fermant les yeux. Elle entend les battements de son coeur, c'est joli, c'est mélodieux, & ça l'endort presque. Mais non, elle veut à tout prix rester consciente. Alors que ses doigts se resserrent peu à peu dans ceux de Clyde, son autre main parcourt d'une lenteur impressionnante la peau de sa gorge, allant jouer avec les quelques mèches noires de la nuque. Discrètement, elle sourit.

Harmonie - Des nouvelles de papa?

De quoi plomber l'ambiance. Pourtant c'est fait exprès. Elle savait qu'il valait mieux dire quelque chose avant d'attirer trop de regards, si les autres les reconnaissaient en tant que frère & soeur, ils auraient assez de rumeurs sur le dos. Oui, leur relation n'était pas banale & même incestueuse pour certains, mais c'était comme ça. Autant se cacher quelques instants dans une conversation de tout ce qu'il y a de plus simple: avec un sujet barbant. Le père. Tsss. Elle connaissait la réponse de toute façon.

Le monstre elle l'a vu, elle veut le revoir encore. Elle l'aime bien, ce monstre, elle le dompte, elle l'apprivoise, elle l'accueille. Harmonie relève lentement la tête pour l'affronter, dans le regard profond & sans vie de son frère. Elle le regarde & l'accuse presque d'exister. Elle l'aime, mais elle le hait aussi. Il fait du mal à tout le monde on dirait. C'est qu'une gamine bordel, à treize ans on a pas le droit de vivre ça, à quatorze ça change pas. Hein que ça change pas? Son père est sans vie, lui aussi. A t-il déjà existé dans le coeur d'Harmonie? Sûrement pas puisque c'est Clyde qui l'a, & lui, lui il ne le laisserait jamais entrer, s'installer, bricoler sa place & son merdier, s'insinuer partout pour être sûr qu'on pensera à lui quand on ira bien, quand on se dira "finalement, la vie c'est mieux sans lui". Clyde, au final, il a toujours protégé Harmonie sans rien demander en retour. C'est peut-être pas Clyde, parce que Clyde n'est qu'un humain, c'est p'têt' bien le monstre en fait.

Les caresses n'en finissent pas, Harmonie redécouvre avec bonheur chaque parcelle de peau de la gorge de son frère. Lui qui est toujours distant face au contact épidermique avec autrui, il lui laisse carte blanche à elle. Ca la rend fière la petite, elle se pavane devant les prétendantes de son frère, elle, elle a droit à çà. Mouvement de la tête pour dire "non". De toute façon on s'en fiche de papa. Elle l'a lui, elle demande rien d'autre. Elle le regarde toujours, mais c'est fini, le monstre est partit. Oh, elle aurait aimé le rattraper. Tant pis. La fillette s'agglutine à son frère, les mains ancrés dans les siennes, & il semble que ses yeux aient posé la question avant sa voix.

Harmonie - Tu me laisseras pas, dis?

Millième fois qu'elle posait cette question. Elle avait toujours besoin de la réponse, à chaque instant, comme si elle s'efforçait à la suite d'oublier pour mieux réécouter. Elle aimait ça, qu'on lui prouve qu'on tenait à elle, avec Clyde plus qu'avec personne d'autre. Cette fois-ci cependant, ce n'est pas comme d'habitude. Il y a cette légère plainte au fond de son regard océan, elle réclame toujours plus, elle en donnera aussi.

Harmonie - Parce que moi je t'aime, hein.

Que quelqu'un ose un jour calculer l'intensité de ce "je t'aime" il en perdrait la raison. Ça surpassait bien tout ce qu'elle avait pu dire auparavant à sa mère, ou à ses petits amis. Clyde le savait certainement, qu'elle l'aimait, il avait peut-être pas besoin qu'elle lui rappelle, mais elle le faisait quand même. Même si les mouvements physiques de ses mains s'étaient abattus, la caresse unique en revenait à ses mots. Elle ne s'arrête pas là. Non, pour finaliser tout ça, ou peut-être pour continuer, elle approche son visage de celui de Clyde & murmure tout contre son oreille, dans un timide souffle.

Harmonie - Moi, je t'aime.

Il sera toujours là. Il sera toujours là. T'entends gamine? Il sera toujours là. Elle qui ne croit jamais personne, qu'importe ce qu'on lui dit, elle, elle le croyait toujours. Il sera toujours là. Quoiqu'il se passe, & elle était sûre que même dans la mort ils seront toujours unis. C'était pas d'la famille çà, c'était pas de l'amour, c'était... C'était eux. Voilà pourquoi Harmonie n'eut pas besoin d'autres relations, d'amis ou d'amours, n'avoir que lui la satisfaisait amplement. Lui, il n'avait pas dit "je t'aime", il avait pas répondu directement à ses plaintes. Elle aurait pu en être blessée, mais elle le savait. Il sera toujours là, c'était bien mieux que tout.

Frissonnement. Il avait posé ses lèvres sur sa peau, avait laissé son empreinte sur elle. Elle jubile intérieurement. Un fin sourire tarde encore un peu trop sur son visage stoïque. Il cesse rapidement. La gamine abaisse le regard sur leurs deux mains jointes & rêvasse encore un peu, alors que son frère a pris la sage décision de s'écarter.

Sursaut. Elle quitte aussi ce monde-là, un peu trop brutal, & réadapte son personnage, lançant quelques regards furtifs autour d'elle. Personne, ou presque, ne les a remarqué. Sa main a délaissé celle de Clyde, il y a de nouveau cette distance entre lui & elle. Elle sent toujours son odeur mais ne veut pas le regarder. Balançant ses jambes d'avant en arrière, par intervalles irréguliers, comme une môme qui patiente trop longtemps, elle démontre enfin un peu d'intérêt à sa bièraubeurre dont elle s'empare pour n'en boire que trois mini-gorgés. Le breuvage n'a aucun effet sur elle, tout ce qui s'est passé auparavant lui a suffit. Le réconfort, la chaleur, l'animosité, le bonheur & l'amour elle les détient grâce à son frère. Rien ne pourrait remplacer ça.

Le silence s'était de nouveau emparé des deux gens. Cette fois-ci il en devenait gênant, mais même là, Harmonie s'y complaisait. Elle savourait de toute façon chaque seconde passée ici. Puis elle se met à jouer avec l'extrémité de son écharpe aux couleurs de Poufsouffle. Elle lance enfin d'une voix monotone ;

Harmonie - Il y a deux filles là-bas qui te regardent.

Jalousie. Celle-ci, elle ne pouvait pas l'empêcher d'arriver. L'amour qu'elle portait à son frère contenait aussi cette part de possessivité, & les deux filles étaient belles & de son âge. Elles gloussaient dans leur coin en lançant des signes de tête vers Clyde. Spectacle répugnant, Harmonie les regardait directement, cessant de jouer avec son écharpe, ses jambes de nouveau immobiles.

Le silence. Toujours le silence. Aucun silence n'est jamais pesant pour Clyde. Il estime qu'on est bien avec une personne quand on peut se permettre d'avoir ces moments sans mot, sans que la gêne ne vienne les remplacer. Il a juste un peu froid, dans sa main, là, et elle est venue se coller contre sa bière légèrement refroidie.
Bien sûr, bien sûr qu'il resterait des heures à la garder contre lui. Toute sa vie même. C'est par retenue qu'il ne s'éternise pas, conscient, et peut être plus qu'elle, du regard des autres sur leur relation. Quoique quelques gestes furtifs comme les leurs attirent sans doute bien plus l'attention qu'une complicité offerte au grand jour ...
Le mystère nourit le mystère.

Les craquements de la chaise d'Harmonie ont cessé. Elle a arreté de bouger ses jambes. Regard en coin.
Il y a deux filles là-bas qui te regardent.
Il la regarde. Blasé. Il boit une autre gorgée. Ca ne brule même plus la gorge. Ca ne fait fait plus cette sensation de chaleur trop forte dans les tripes. Machinalement, il lève les yeux et tombe sur le regard de ces filles, là, qui se détournent vite en s'esclaffant. Prises en flagrant délit.
Ca l'amuserait presque.
Presque.
Mais ça ne l'atteint pas. Elles sont trop cruches pour lui. Elles ne l'intéressent pas. Qui l'intéresse, de toute façon, à part sa trop bien aimée soeur ? Délaissant sa bière, il attrape par les pieds la chaise d'Harmonie, pour la tirer doucement vers la sienne. Un bras discret glissé autour d'elle et comme un baiser volé, léger volatile, posé là juste entre sa joue et le coin de sa bouche, et un sourire complice dans le fond de ses prunelles.
Jamais sur son visage.